Chapitre 26
Nous avons sanglé nos nouvelles armes avec toutes les précautions nécessaires, surtout avec mon épée. Du moment qu’elle restait dans son fourreau, on pouvait s’y cogner sans risquer de se faire mal. Par contre, si elle en sortait, même partiellement, il était fort probable qu’un malheureux soldat se retrouve avec le bras retourné comme un gant.
Doyle avait passé la lanière en cuir de la Corne de la Folie en bandoulière.
— Ne devrais-tu pas ranger ça dans une sacoche ou quelque chose du genre ? lui demanda Sholto.
— Tant que je la porte comme ça, elle ne réagira pas contre quiconque qui pourrait s’y frotter. C’est seulement entre mes mains qu’elle représente un danger.
— Comment dois-je porter la lance pour que les Seelies ne la remarquent pas ? s’enquit Mistral.
— Cela m’étonnerait que Taranis t’attaque aujourd’hui devant les humains pour la récupérer, lui répondis-je.
— Mais il y aura d’autres jours, répliqua-t-il. Il n’a pas hésité à venir te chercher jusque dans les Terres Occidentales, Meredith. Je crois plutôt que, pour récupérer l’une de ses reliques de pouvoir, il pourrait fort bien se remettre à voyager.
Tout en disant ces mots, il soupesait la lance, semblant en évaluer le poids. Je notai qu’elle était plus longue que celle en os de Sholto qui m’avait servi à tuer Cair, semblant presque trop fine pour pouvoir transpercer quoi que ce soit, voire pour l’y enfoncer.
— Sert-elle vraiment de lance, ou s’agit-il plutôt d’un gigantesque paratonnerre ?
Mistral leva les yeux de ce pieu scintillant pour les poser sur moi, un sourire aux lèvres.
— Tu as raison. Elle ne sert pas à blesser. C’est plutôt une grande baguette ou un sceptre magique. Avec ça entre les mains et un peu de pratique, je pourrai invoquer la foudre et les éclairs dans un ciel limpide pour frapper l’ennemi à des kilomètres.
— Tu veux dire qu’elle pourrait te servir d’arme de destruction massive ?
Il sembla y réfléchir avant d’acquiescer silencieusement.
— Laisse tomber cette idée, dit Sholto, attirant notre attention.
— Quelle idée ? lui demandai-je.
Il hocha la tête avec un sourire entendu.
— Ne fais pas la sainte nitouche, Meredith. Je l’ai lu sur vos visages. Vous pensez pouvoir nous débarrasser de nos ennemis en les foudroyant et que personne ne s’en rendra compte. Mais il est bien trop tard pour garder le secret.
— Et pourquoi ? m’enquis-je avant de piger. Oh, tous les Sluaghs en ont été témoins !
— Et certains d’entre eux sont aussi vieux que le plus âgé des Sidhes. Ils ont pu voir cette lance brandie par un roi des temps jadis, et savent ce dont elle est capable. Mon peuple m’est loyal et ne nous trahira pas intentionnellement, du moins je ne le pense pas, mais mes sujets en parleront. Les mariées macabres, le retour des reliques de pouvoir ; voilà une histoire trop intéressante pour ne pas la partager.
— Eh bien, c’est plutôt dommage, soupirai-je.
— Nous devons aller accueillir nos sauveteurs humains, intervint Doyle qui s’était rapproché de moi. Mais Merry, envisages-tu vraiment le meurtre pour résoudre nos problèmes ?
Je ne percevais sur son visage aucun jugement, simplement une attente patiente, exprimant qu’il ne souhaitait qu’une chose : savoir.
— Disons simplement que je n’exclus plus aucune solution, répondis-je.
Il me prit le menton entre ses doigts pour plonger son regard dans le mien.
— Tu es sincère. Qu’est-ce qui t’a rendue soudainement aussi dure ?
Puis il me lâcha, les traits empreints d’incertitude, avant de poursuivre :
— Je ne suis qu’un imbécile. C’est parce que tu as assisté à la mort de ta grand-mère.
Je l’agrippai par le bras, l’obligeant à me regarder.
— J’ai aussi été contrainte de te voir évacuer sur un brancard en pensant une fois de plus que tu allais peut-être y rester. Taranis et les autres semblaient vraiment déterminés à t’éliminer en premier.
— C’est lui qu’ils redoutent le plus, fit remarquer Sholto.
— Ils ont essayé de te tuer toi aussi, lui rétorqua Doyle en lui lançant un regard.
— Ce n’est pas moi personnellement qu’ils craignent, mais les Sluaghs sous mes ordres, ajouta Sholto après avoir acquiescé de la tête.
— Pourquoi m’a-t-on choisi comme cible, alors ? s’enquit Mistral. Je ne commande aucune armée. Je n’ai jamais été le bras droit ou gauche de la Reine. Pourquoi se sont-ils autant acharnés pour me tuer ?
— Il y en a qui sont suffisamment âgés pour se souvenir de toi en temps de guerre, mon ami, lui dit Doyle.
Mistral baissa les yeux, sa chevelure déployée autour de son visage évoquait un ciel couvert de grisaille.
— Cela remonte à bon nombre d’années.
— Mais cet ancien pouvoir nous revient en grande partie. Peut-être les plus vieux des deux Cours réunies craignent-ils ce que tu ferais si tu redevenais ce que tu fus jadis, lui dit Doyle.
J’eus soudain une illumination.
— Mistral est également le seul dieu des tempêtes que nous ayons à la Cour Unseelie. Les autres sont restés en Europe ou sont Seelies.
— C’est vrai, reconnut Doyle, mais là n’est pas la question.
— Eh bien voilà la mienne, dis-je. Et si Taranis redoutait précisément ce qui s’est passé ? Il savait que si sa lance revenait à un Seigneur Seelie des Tempêtes, il pourrait ordonner qu’on la lui remette. Mais il ne peut commander Mistral. Il ne peut rien exiger des Unseelies.
— Penses-tu vraiment qu’il ait pu croire que ceci lui serait rendu ? demanda Mistral en la brandissant.
— Je l’ignore. C’était juste une idée en passant, répondis-je avec un haussement d’épaules.
— Je pense que c’est encore plus simple que ça, dit Doyle.
— Quoi, alors ? lui demandai-je.
— Les dons magiques, les Mains de Pouvoir, se transmettent dans la lignée de sang. Tu en es la preuve vivante, ayant hérité de la Main de Chair de ton père et d’une Main de Sang similaire à celle que détient ton cousin Cel.
— La sienne est la Main du Vieux Sang, qui lui permet de rouvrir d’anciennes blessures mais pas d’en infliger de nouvelles.
— En effet, la tienne correspond à un pouvoir bien plus complet, mais savoir gérer la magie du sang comme du corps te vient de la lignée de ton père. Les enfants que tu porteras hériteront de la faculté à contrôler les tempêtes et les phénomènes climatiques. Si c’est le cas et que Mistral est toujours en vie, alors il sera évident de savoir de qui ils tiennent cette caractéristique génétique. Mais s’il mourrait bien avant la naissance des bébés, quand ils auront assez grandi pour présenter de telles capacités, Taranis pourrait tenter à nouveau d’en revendiquer la paternité.
— Mais c’est mon oncle ! m’exclamai-je en secouant la tête. Son frère est mon grand-père, je pourrais donc déjà porter en moi le gène de la Magie des Tempêtes.
Ce qu’approuva Doyle silencieusement avant de dire :
— C’est vrai, mais je pense que le Roi est de plus en plus désespéré. Il a convaincu la moitié de sa Cour que les jumeaux sont sans doute les siens, y compris ta mère, qui y croit, tout en omettant d’entendre que ce soit parce qu’il t’a… prise de force. Elle sera prête à tout afin de convaincre les sceptiques, qui auront tendance à penser que « sa mère ne le croirait pas s’il s’agissait de mensonges ».
— Ils ne la connaissent pas encore ? m’étonnai-je.
— Les Seelies, comme la plupart des humains, ne veulent pas croire qu’autant de malfaisance puisse exister entre une mère et sa fille.
— Mais les Unseelies sont plus malins, dit Mistral.
Doyle et Sholto opinèrent tous deux du chef. Je poussai à nouveau un soupir.
— Ma cousine pensait qu’ils pourraient convaincre Rhys de revenir se joindre à leur Cour et que Galen ne représentait aucun danger. C’est pourquoi ils n’ont pas tenté de les agresser.
— Alors pourquoi Taranis les a-t-il inclus dans ses fausses accusations de viol ?
— Sans oublier Abloec, précisai-je, ce qui me fit me demander : Est-il également en danger ?
— Si Rhys récupère l’ensemble de ses pouvoirs, il sera incroyablement dangereux, dit Mistral. Pourquoi n’ont-ils pas essayé de le tuer ? Comment ont-ils pu penser qu’ils parviendraient à le persuader de venir les rejoindre ?
— Je l’ignore. Je ne fais que répéter ce qu’a dit Cair.
— Aurait-elle menti ? s’enquit Doyle – ce qui ne m’était même pas venu à l’esprit.
— Je pense qu’elle était trop terrorisée pour mentir, cependant… m’interrompis-je en les regardant attentivement. Aurais-je été aussi stupide ? Ou l’avons-nous tous été ? Non, la Déesse ne m’avait pas avertie du danger que couraient Rhys et Galen, alors qu’Elle m’avait pourtant prévenue la dernière fois que celui-ci a bien failli se faire assassiner.
— Je pense qu’ils sont en sécurité, du moins pour le moment, dit Doyle.
— Mais Doyle, ne vois-tu pas ? Il y a bien trop de complots à la Féerie, ainsi que trop de factions hostiles. Certains veulent te voir mort, mais il y en a parmi les Unseelies qui souhaitent la mort de Galen, tellement convaincus qu’il est l’Homme Vert qui me fera accéder au trône. À mon avis, celui mentionné dans la prophétie est le Dieu, le Consort.
— Je suis d’accord avec toi, m’approuva Doyle.
— Taranis peut avoir cru ses accusations de viol faites à l’encontre de Rhys et des autres. Il a perdu assez de boulons pour se faire manipuler par ses courtisans. Il se pourrait que quelqu’un d’autre voulait éliminer ces trois-là pour une tout autre raison, et a donc utilisé le Roi à ces fins, suggéra Sholto.
— Nous sommes au milieu d’une toile arachnéenne avec tous ces complots. Nous pourrons en toucher et suivre certains fils, mais les autres, gluants, signaleront notre présence à l’araignée, mentionna Doyle.
— Et elle se précipitera alors pour nous dévorer, dis-je. Nous allons quitter cette nuit la Féerie pour retourner à L.A., et essayer de nous y établir. Il nous est impossible de garantir notre sécurité ici.
Les trois hommes échangèrent un regard.
— J’aurais pourtant été sûr d’être en sécurité parmi les Sluaghs. Mais dehors… dit Sholto avec un haussement d’épaules.
Il portait son épée blanche. Il prit le bouclier taillé dans l’os appuyé contre son gigantesque siège. Une fois ajusté à son avant-bras, il le couvrait du cou à mi-cuisses.
— Pourquoi ces objets de pouvoir ne vont et viennent-ils pas comme le Calice, la lance d’os et le poignard blanc ? demandai-je.
— Les objets qui viennent des dieux, qui sont donnés dans les visions et les rêves, se présenteront à ta main comme la magie, mais ceux donnés par les Gardiens de la Terre, de l’Eau, de l’Air ou du Feu ressemblent plutôt à des armes fatales. Ils sont parfois perdus et, si on ne les porte pas, ils ne vous accompagnent pas, m’expliqua Doyle.
— C’est super de connaître la différence, commentai-je.
La sonnerie du téléphone retentit alors dans le bureau. Sholto décrocha, murmura quelques mots avant de me passer le combiné.
— C’est pour toi… le Commandant Walters.
— Nous sommes dehors, entendis-je dire celui-ci. Le siège semble se disperser. Les gens de votre oncle remballent et retournent au bercail.
— Merci pour tout, Commandant.
— Je ne fais que mon devoir. Bon, maintenant, si vous vouliez bien sortir. Nous aimerions rentrer chez nous.
— Nous y allons sans tarder. Oh ! Commandant, j’ai encore deux hommes à aller chercher pour m’accompagner dans les Terres Occidentales, je veux dire à Los Angeles.
— Serait-ce par hasard Galen Greenhair et Rhys Knight ?
Cela faisait un moment que je ne les avais pas entendus cités par le nom indiqué sur leur permis de conduire.
— Oui, ce sont eux. Sont-ils avec vous ?
— Ils sont là.
— Vous m’en voyez impressionnée. Même à la Féerie, on n’anticipe généralement pas aussi bien mes désirs.
— Ils nous ont trouvés. M. Knight a dit que lorsqu’il nous a repérés il a compris qu’il ferait mieux de suivre le mouvement pour voir dans quel pétrin vous et le Capitaine Doyle vous étiez encore fourrés.
— Dites-lui que le « pétrin » vient juste de faire un aller-retour à la Cour Seelie.
— Je vais passer le message. Bon, si vous pouviez simplement venir nous rejoindre et nous indiquer le nombre de passagers pour le covoiturage.
— Moi, plus trois hommes.
— Nous trouverons de la place.
— Merci encore, Commandant. Nous vous voyons dans un instant, dis-je avant de raccrocher et de me tourner vers mes hommes pour leur annoncer : Rhys et Galen sont déjà avec eux.
— Rhys aurait su que la Garde Nationale ne viendrait à la Féerie que pour porter secours à une seule personne, dit Doyle.
— J’en serais flattée si ma vie n’était pas constamment en danger.
— Je donnerais la mienne pour te protéger, répliqua-t-il en s’avançant vers moi, souriant.
Je hochai la tête, sans lui sourire en retour. Il me prit la main.
— Imbécile, va ! Je veux que tu sois vivant à mes côtés plutôt que de te voir mourir en héros. Garde ça à l’esprit lorsque tu pèseras le pour et le contre, d’accord ?
Son sourire s’était évanoui et il me dévisageait, semblant lire ce qui me trottait dans la tête et que même moi je n’avais pas décrypté. Il fut un temps où ce regard m’aurait mise mal à l’aise, ou m’aurait effrayée, mais plus maintenant. Je ne voulais plus retenir aucun secret vis-à-vis de lui. Il pouvait tous les connaître, même ceux que je gardais pour moi.
— Je ferai de mon mieux pour ne jamais te décevoir Merry.
Le mieux que j’allais obtenir de lui. Il ne promettrait jamais de mettre sa vie à mes pieds pour me protéger, parce que ce serait précisément ce qu’il n’hésiterait pas une seconde à faire, si on devait en arriver là. J’avais fait ce choix pour lui, en quelque sorte, en décidant de renoncer à la Féerie, au trône qui m’avait été offert, afin de donner la priorité à notre sécurité. Tout ce qui m’importait était que les pères de mes enfants soient et demeurent en vie quand ils viendraient à naître.
— Tu as l’air triste, me dit-il en me caressant la joue. J’espère que ce n’est pas à cause de moi.
J’appuyai mon visage contre sa paume, contre cette chaleur issue de sa présence.
— Cela me rend nerveuse que nos ennemis semblent tous s’acharner à vouloir te tuer en premier, mes Ténèbres.
— C’est plutôt un coriace, fit remarquer Mistral.
— Je ne te le fais pas dire, lui concéda Doyle.
Lui ayant tapoté la main, je m’écartai de quelques pas pour les regarder tous les trois.
— Vous feriez bien d’être tous difficiles à tuer, parce que quitter la Féerie ne mettra pas pour autant un terme à toutes ces tentatives d’assassinat. Cela nous donnera le temps de souffler un peu, et accuser Taranis de viol fera des médias nos amis et réduira ses offensives, à moins qu’il ne souhaite les voir diffusées au JT.
— Veux-tu dire que les paparazzi assureront dorénavant notre protection ? s’étonna Doyle, incrédule.
— Les Seelies se vantent d’être les gentils. Ils n’apprécieront pas de se voir en photos en train de mal agir.
Doyle semblait pensif.
— Un méfait se transforme en bienfait, en conclut-il.
— Qu’est-ce que c’est que ça, des paparazzi ? s’enquit Mistral.
Nous avons tous tourné les yeux vers lui, y compris Sholto, et j’aurais pu jurer voir un méchant rictus sur le visage de ce dernier comme sur celui de Doyle.
— Si nous devons faire un nouveau pacte avec le diable pour des photos osées, Mistral, tu pourrais poser avec Merry, lui dit Sholto.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? lui demanda l’intéressé.
— J’ai vu ces photos, les Ténèbres, répliqua Sholto sans répondre. Toi, Rhys et Meredith, nus près de la piscine à faire des cochonneries.
— Mais nous n’étions pas en train de baiser, lui précisai-je.
— Certains tabloïds en Europe en ont publié qui laissaient plutôt planer le doute là-dessus, rétorqua-t-il.
— Et quand étais-tu en Europe ? lui demandai-je.
— J’ai un service qui découpe les articles de presse du monde entier parlant des Feys au niveau mondial.
— Voilà une excellente idée, l’approuva Doyle. Je le suggérerai à la Reine, sauf que… s’interrompit-il pour se tourner vers moi et ajouter : Je ne suis plus au service de cette Reine-là.
Je me demandai quelques secondes si je devais m’excuser. Son expression m’en dispensa. Il m’aimait. Tout était là, sur son visage, dans ses yeux. Doyle n’éprouvait qu’amour pour moi. Et de ça, on ne doit jamais s’excuser.